Stigmatisation des femmes stériles en Afrique : entre traditions, représentations et droits humains
La maternité occupe une place centrale dans les sociétés africaines, où elle constitue un marqueur de statut social, de respectabilité et de stabilité conjugale. La naissance d’un enfant n’est pas seulement perçue comme une continuité biologique mais aussi comme un symbole de prospérité et de légitimité familiale (Hörbst, 2012). Au Bénin, cette perception est particulièrement marquée : la maternité est une norme sociale quasi incontournable, et la femme est souvent définie par sa capacité à procréer. Dans ce contexte, l’absence d’enfant est perçue comme une anomalie qui compromet l’intégration de la femme dans son foyer et dans sa communauté. Selon l’OMS (2020), l’infertilité touche environ 48 millions de couples dans le monde, et sa prévalence est particulièrement élevée en Afrique subsaharienne. Toutefois, si la stérilité peut concerner aussi bien l’homme que la femme, la responsabilité est presque systématiquement attribuée à cette dernière (Inhorn & Patrizio, 2015).
La stérilité féminine ne se réduit pas à un problème médical, elle prend une dimension culturelle et sociale lourde de conséquences. Dans plusieurs communautés béninoises, elle est interprétée à travers des croyances mystiques ou religieuses, alimentant l’idée que la femme stérile est victime de malédiction, de sorcellerie ou de transgression sociale. Ces représentations conduisent à des formes variées de stigmatisation : rejet conjugal (menace de divorce, polygamie imposée), marginalisation sociale (exclusion des cérémonies et rituels), perte de statut économique (privation d’héritage, dépendance accrue). Comme le souligne Douvi (2022), « la stérilité féminine est un stigmate social qui marginalise la femme dans son foyer et dans sa communauté ». Cette stigmatisation peut avoir des répercussions psychologiques sévères, allant de la honte et du repli social à la dépression et à l’anxiété. Elle constitue dès lors une forme de violence basée sur le genre, en contradiction avec les principes fondamentaux des droits humains, tels que le droit à la dignité, à l’égalité et à la non-discrimination.
La contradiction est d’autant plus marquée que le Bénin a ratifié plusieurs instruments juridiques régionaux et internationaux, dont le Protocole de Maputo (2003), qui garantit aux femmes le droit à la santé reproductive et à la non-discrimination. Toutefois, la persistance des normes sociales et culturelles tend à limiter l’application effective de ces droits. Cela pose un dilemme : comment concilier le respect des traditions et croyances locales avec la nécessité de protéger les femmes contre les atteintes à leur dignité et à leurs droits fondamentaux ? Cette interrogation constitue le cœur de la problématique de cette recherche. Dans cette perspective, la présente étude poursuit plusieurs objectifs : analyser les représentations sociales et traditionnelles liées à la stérilité féminine au Bénin ; identifier les mécanismes de stigmatisation et leurs impacts sur la vie sociale, conjugale et psychologique des femmes, examiner les contradictions entre pratiques traditionnelles et instruments de protection des droits humains et enfin proposer des pistes d’action susceptibles de réduire la stigmatisation et de promouvoir la dignité ainsi que l’égalité des femmes stériles.
1- Revue de littérature (définition des concepts clés)
1-1 Stigmatisation
La stigmatisation désigne un processus social par lequel un individu ou un groupe est dévalorisé en raison de caractéristiques spécifiques, telles que la maladie, l’orientation sexuelle, le genre ou le statut social. Dans le contexte béninois, les femmes confrontées à l’infertilité sont souvent perçues négativement, ce qui peut entraîner des discriminations, des violences et une marginalisation, affectant profondément leur dignité et leurs droits. Au Bénin, la stigmatisation liée à l’infertilité est un phénomène bien documenté, où les femmes sont fréquemment tenues responsables de l’incapacité à concevoir, ce qui peut conduire à des ruptures conjugales et à un isolement social (Douvi, 2022).
1-2 Infertilité
L’infertilité est une condition médicale caractérisée par l’incapacité d’un couple à concevoir après 12 mois ou plus de rapports sexuels réguliers non protégés. Au Bénin, environ un couple sur neuf consulte en raison de difficultés à concevoir un enfant, ce qui reflète un taux d’infertilité notable (Clinique Saint-Nicolas, 2022). Cette situation engendre des pressions sociales considérables, car la procréation est souvent perçue comme un élément essentiel de la stabilité du couple et du statut social de la femme.
1-3 Traditions
Les traditions désignent l’ensemble des pratiques, croyances et coutumes transmises de génération en génération au sein d’une communauté. Au Bénin, certaines traditions peuvent perpétuer la stigmatisation des femmes infertiles, les associant à des croyances négatives ou les excluant socialement. Par exemple, dans les départements de l’Ouémé et du Plateau, des pratiques traditionnelles sont utilisées pour traiter l’infertilité féminine, ce qui reflète l’importance de la procréation dans les normes culturelles locales (Houmenou, 2017).
1-4 Droits humains
Les droits humains sont les droits fondamentaux et inaliénables auxquels chaque individu peut prétendre, indépendamment de sa nationalité, sa religion, son sexe ou son origine ethnique. Au Bénin, bien que des lois existent pour protéger les droits des femmes, leur mise en œuvre reste insuffisante, notamment en ce qui concerne les femmes infertiles. Des violations de leurs droits fondamentaux, telles que le droit à la dignité et à la non-discrimination, sont encore courantes, ce qui souligne la nécessité d’une action renforcée pour garantir l’égalité et la protection des droits des femmes dans le pays (Changement Social Bénin, 2022).
2- Méthode et matériel
2-1 Méthode de collecte des données
La collecte de données pour cette recherche a été réalisée à travers un questionnaire structuré élaboré spécifiquement pour explorer la stigmatisation des femmes infertiles. Ce questionnaire comprenait des questions fermées et ouvertes portant sur plusieurs axes : les représentations sociales de l’infertilité, les attitudes des proches et de la communauté, les expériences vécues par les femmes concernées ainsi que les recours éventuels aux soins traditionnels ou biomédicaux. Les principales questions posées étaient, entre autres :
- Comment la société perçoit-elle une femme infertile ?
- Avez-vous déjà été confrontée à des propos ou attitudes discriminatoires liés à l’infertilité ?
- Quels types de soutien ou de rejet avez-vous rencontrés dans votre entourage ?
- Quels recours privilégiez-vous pour faire face à cette situation ?
Ce questionnaire a été questionné avec l’outil SPSS. Le choix de la commune d’Abomey-Calavi s’est imposé en raison de sa forte diversité démographique et culturelle, ainsi que de sa densité urbaine qui en fait un cadre pertinent pour appréhender la variété des représentations liées à l’infertilité féminine. La commune constitue également le lieu de résidence des chercheurs, ce qui a facilité l’organisation logistique de la collecte et favorisé une meilleure proximité avec les répondantes. Nous avons ciblé ici les espaces publics fréquentés, en particulier les marchés locaux, où la concentration de populations hétérogènes a permis d’obtenir des témoignages variés.
Ainsi, des descentes ont été effectuées dans quelques marchés d’Abomey-Calavi, notamment le marché de Houédonou et celui de Tokpa-Kpèvi, où des femmes ont été rencontrées et sollicitées pour participer à l’étude. Les enquêtes se sont déroulées dans le respect du consentement libre et éclairé des participantes, et en garantissant l’anonymat et la confidentialité de leurs réponses. Ce choix méthodologique visait à obtenir une compréhension nuancée des expériences vécues par les femmes infertiles, tout en tenant compte de la réalité socio-culturelle spécifique à Abomey-Calavi. Le questionnaire a été élaboré à l’aide de l’outil Google Forms (ou Word, selon ton choix), ce qui a facilité la structuration des questions et la collecte des réponses. Les questionnaires imprimés ont été administrés en face à face sur le terrain. Nous avons tout fait pour que les réponses des participantes soient anonymes
2-2 Mécanismes de stigmatisation et impacts sur la vie sociale, conjugale et psychologique des femme
La stigmatisation se manifeste par des interrogations répétées, des conseils imposés et des critiques directes de l’entourage. FIAVI, 43 ans, raconte : « Même mes collègues de travail me demandaient chaque jour pourquoi je n’étais pas encore enceinte ; j’ai fini par quitter mon emploi pour échapper à leurs questions ». L’obsession de l’entourage pour la maternité transforme le quotidien en un stress constant, affectant la vie sociale et professionnelle des femmes. Dans le couple, la pression engendre tensions et anxiété. Les participantes décrivent une culpabilité intériorisée, malgré le fait que certaines difficultés de conception relèvent du mari. Certaines femmes évoquent les fausses couches successives et l’irrégularité de leurs menstruations comme un calvaire moral, qui les fait douter de leur valeur. AYABA confie avec amertume : « On m’a un jour dit que je n’étais pas une vraie femme parce que je ne pouvais pas donner la vie ». Cette phrase illustre la brutalité des jugements sociaux et la souffrance psychologique qui en découle. Pourtant, malgré ces pressions, les femmes montrent une résilience remarquable, dissimulant leurs émotions pour respecter les normes sociales et protéger leur couple.
2-3 Contradictions entre pratiques traditionnelles et droits humains et perspectives d’action
Les pratiques traditionnelles valorisant la maternité entrent parfois en conflit avec les droits fondamentaux des femmes, notamment leur droit à la dignité, à la vie privée et à l’égalité. AGOSSI souligne : « Quand je refusais de parler de ma stérilité à ma belle-famille, certains me considéraient comme une honte pour eux ». Cette tension entre normes sociales et protection des droits humains révèle l’ampleur de la stigmatisation et la nécessité d’un cadre de soutien plus respectueux des individus.
Certaines familles offrent néanmoins un soutien, montrant que la stigmatisation n’est pas uniforme. FIAVI rapporte : « Ma cousine m’a encouragée à consulter un médecin plutôt que de subir des critiques ; c’est elle qui m’a donné espoir ». Les participantes insistent sur la nécessité de sensibiliser la population aux causes médicales de l’infertilité et de promouvoir des alternatives telles que la médecine reproductive ou l’adoption. Elles considèrent que l’éducation et le dialogue peuvent réduire le poids des traditions oppressives et permettre aux femmes de vivre leur parcours reproductif avec dignité et autonomie. AYABA conclut : « Donner la vie est un miracle, mais personne ne devrait être jugée si ce miracle tarde à arriver ». Ci-dessous la visualisation des données effectuées dans le logiciel R :

2-4 Impacts de la stigmatisation sur les femmes stériles ou infertiles
Les femmes rencontrées expliquent que la stigmatisation liée à l’absence de maternité a des répercussions profondes sur leur vie quotidienne, leur bien-être psychologique et leur position au sein du couple et de la famille. AGOSSI, 36 ans, confie : « Chaque visite impromptue de ma belle-mère pour discuter de mon retard de grossesse me remplissait de honte et de peur, comme si je portais l’échec de toute ma famille ». Ce sentiment d’exposition constante, combiné aux commentaires insistants de l’entourage, engendre chez elles un stress permanent et des angoisses qu’elles peinent à partager ouvertement. Certaines femmes rapportent des crises de larmes silencieuses, des nuits d’insomnie et un sentiment d’infériorité qui s’installe progressivement, surtout lorsque les tentatives de conception s’éternisent.
La pression sociale se répercute également sur la vie conjugale. Fiavi, 42 ans, explique : « Mon mari et moi passions nos soirées à nous disputer, parfois pour des raisons insignifiantes, mais je sentais que la vraie cause était ailleurs, dans le regard de sa famille et des voisins ». La responsabilité de l’absence de grossesse est souvent attribuée à la femme, même lorsque le problème relève du couple ou de l’homme. Ce climat de tension fragilise les liens conjugaux et contribue à un sentiment de culpabilité intérieur permanent. Certaines femmes mentionnent également les impacts sur leur statut au sein de la famille élargie : elles se sentent ignorées lors des réunions ou exclues de certaines célébrations, et leurs opinions ne sont plus sollicitées, comme le souligne Ayaba, 39 ans : « Tant que je n’avais pas d’enfant, mes paroles semblaient n’avoir aucune valeur aux yeux de ma belle-famille ».
L’angoisse générée par la stigmatisation dépasse le cadre familial pour affecter la vie sociale et professionnelle. Certaines participantes ont été contraintes de quitter leur emploi pour échapper aux questions incessantes sur leur maternité, tandis que d’autres limitent leurs sorties et interactions sociales afin d’éviter les regards et les chuchotements des voisins. AGOSSI raconte : « Même dans ma rue, tout le monde savait que je n’avais pas d’enfant, et je sentais que chaque rencontre devenait un jugement silencieux ». Cette exclusion sociale cumulée à la pression familiale contribue à une marginalisation progressive, qui affecte non seulement leur bien-être psychologique mais aussi leur sentiment d’appartenance à la communauté.
Enfin, les femmes soulignent que ces impacts sont renforcés par les fausses couches, les difficultés à concevoir et les symptômes physiques trompeurs qui suscitent encore plus de questionnements et de critiques. La stigmatisation n’est donc pas seulement un jugement moral, mais un ensemble de pressions sociales, familiales et culturelles qui contraint les femmes à un parcours complexe, où l’angoisse, la culpabilité et la résilience se mêlent étroitement. Cette publication WanaData a été soutenue par Code for Africa et la Digital Democracy Initiative dans le cadre du projet Digitalise Youth , financé par le Partenariat Européen pour la Démocratie (EPD)
Conclusion
Cette étude met en lumière la complexité et l’ampleur de la stigmatisation des femmes confrontées à des difficultés de conception au Bénin. Les résultats montrent que, dans les représentations sociales et traditionnelles, la maternité est perçue comme un devoir incontournable et un marqueur essentiel de la féminité. Les femmes mariées se retrouvent ainsi sous une pression constante de la part de la belle-famille, de l’entourage et de la société, qui évalue leur valeur et leur légitimité à travers leur capacité à donner la vie. L’absence de grossesse se transforme alors en un stigmate lourd, qui fragilise l’identité, l’estime de soi et le bien-être psychologique des femmes. Les mécanismes de stigmatisation identifiés : interrogations répétées, critiques directes, conseils imposés, intrusions dans la vie privée ont des conséquences tangibles sur la vie conjugale, familiale et communautaire. Les tensions au sein du couple, les conflits avec la belle-famille et la marginalisation sociale montrent que la stigmatisation dépasse le simple jugement moral. Elle constitue en réalité une autre forme de violence en Afrique, une violence silencieuse et rarement reconnue, mais dont les effets sont dévastateurs sur la santé mentale et la dignité des femmes. Enfin, cette recherche met en évidence les contradictions entre les pratiques traditionnelles et les instruments de protection des droits humains. La stigmatisation, bien qu’ancrée dans des normes culturelles, s’oppose au respect de l’égalité, de la liberté et de l’autonomie des femmes. D’où l’urgence de mettre en place des actions de sensibilisation, d’éducation et de soutien psychosocial, tout en renforçant l’accès à des solutions médicales adaptées. Il devient essentiel de concilier traditions et droits humains afin de réduire cette violence invisible, de valoriser la dignité des femmes et de promouvoir une société plus juste et inclusive. La maternité doit cesser d’être un impératif social imposé, pour devenir un choix libre et respecté, ouvrant la voie à l’épanouissement des femmes et à une meilleure cohésion familiale et communautaire.
Carine S.T. MINABA
Références
Clinique Saint-Nicolas. (2022). La fécondation in vitro et l’infertilité au Bénin.
Changement Social Bénin. (2022). Actes du colloque sur les droits des femmes au Bénin.
Organisation mondiale de la Santé (OMS). (2020). Infertilité : Fiche d’information.
Cette publication WanaData a été soutenue par Code for Africa et la Digital Democracy Initiative dans le cadre du projet Digitalise Youth , financé par le Partenariat Européen pour la Démocratie (EPD).